Le 16 août 2024, dans son émission « Sous le soleil de Platon », le philosophe Charles PEPIN interviewait Joanna SMITH. Cette psychologue clinicienne et thérapeute venait de publier « Protéger son enfant des violences sexuelles ».
Voici l’intégralité de l’édito de Charles PEPIN – tel que présenté sur le site de France Inter – suivi du lien conduisant à cet épisode de 50 minutes.
« J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’une femme qui rentre dans la tête des hommes. Elle rentre dans la tête des hommes qui commettent le pire des crimes : les agresseurs d’enfants. Parce qu’elle pense que la meilleure façon de protéger nos enfants des violences sexuelles est de comprendre les « motivations » des agresseurs.
Les « motivations »… Le mot vous choque ? Mais comprendre n’est pas justifier. Comprendre, ou en tout cas essayer de comprendre comment on peut faire une chose pareille. Il faut bien approcher le Mal, essayer de le comprendre pour lutter contre lui. Il faut se faire profileuse : identifier les différents profils d’agresseurs d’enfants pour mieux les repérer, repérer aussi les déclenchements, les situations à risque, les environnements propices à ce qui ressemble fort au pire des crimes. C’est ce qu’elle fait, notamment parce qu’elle s’occupe des agresseurs en obligation de soin : en France, leur peine de prison est aujourd’hui, et heureusement, assortie d’une obligation de soins.
En France, un enfant est victime de violences sexuelles toutes les trois minutes. Peu des agresseurs sont condamnés, et lorsqu’ils le sont, ils récidivent une fois sur quatre. Mais tous les agresseurs ne se ressemblent pas. Il y a le tyran domestique, autoritaire, alcoolique et parano. Mais il y a le beau-père depuis peu, le jeune oncle ou ami de la famille, immature et narcissique : il ressemble peu au profil précédent. Il y a aussi le cousin, un agresseur pas encore adulte. Et tant d’autres profils. Pour protéger nos enfants, il faut sortir des clichés, des idées toutes faites. Par exemple, il est faux d’affirmer que la plupart des agresseurs sont d’anciennes victimes. Il faut sortir des clichés, et entrer dans la science, les statistiques, la connaissance. Pour en dégager une sagesse pratique et, sans tomber dans la psychose ou dans la paranoïa, savoir parler à nos enfants, savoir se méfier de certains profils, savoir éviter certaines situations. Mais comment faire ?
Pour en parler, je la reçois ce matin : elle s’occupe des agresseurs en obligations de soin, mais elle est également spécialisée dans la prise en charge d’adultes qui ont été, enfants, victimes de violences sexuelles. Psychologue clinicienne et psychothérapeute, enseignante à l’Université et autrice de nombreux livres dont, en 2024 aux éditions Dunod, Protéger son enfant des violences sexuelles, créatrice du podcast référence sur la question, Joanna Smith est avec nous ce matin sous le soleil de Platon et avec elle, nous allons essayer de répondre à cette question centrale : comment on assume notre première responsabilité d’homme ? Comment on protège les enfants ? »
Johanna Smith, psychothérapeute et psychologue clinicienne a étudié de nombreuses situations à risque, de profils pour mieux penser et prévenir les violences sexuelles faites aux enfants, avertissant sur des comportements qui peuvent traduire un éventuel risque dans des échanges qui peuvent paraitre anondins mais présentent de fait une violence suspecte.
L’agresseur est le seul coupable : le sens des mots, la première des préventions
Avant toute chose, la psychothérapeute rappelle que la première chose à bien avoir en tête lorsqu’on veut prévenir toute violence sexuelle, c’est que la victime n’est pas coupable de son agression. Cette rhétorique qui consiste à renvoyer la culpabilité à la victime est la première source de vulnérabilité et de violence qu’exploite un agresseur, et qui va souvent avoir tendance à appeler les récidives et une agression en toute impunité. Le sens des mots est la première prévention. D’autant que le sentiment de culpabilité, de victimisation sera beaucoup plus important chez l’enfant, qui se trouvera beaucoup plus impuissant que la plupart des adultes. Un aspect sur lequel s’appuie l’agresseur pour mieux réduire l’enfant sous son emprise : » Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que les mots qu’on utilise sont aussi les mots que ces agresseurs utilisent dans leur tête, et ça touche le regard qu’ils ont sur leurs actes.
Quand dans la presse, on entend par exemple que « la victime a avoué le viol qu’elle a subi », ça pose vraiment beaucoup problème. Comme dans « la victime s’est faite agressée », c’est comme si elle avait une part de responsabilité et c’est souvent la question qu’on va poser aux victimes (comment elle était habillée… pourquoi elle est sortie à cette heure-là… pourquoi elle n’a pas dit non…) ce qui donne l’impression que la victime est coupable. C’est la première chose que l’agresseur va essayer d’insuffler à la victime, soit le sentiment qu’elle l’a provoqué, qu’elle la cherché, qu’elle l’a bien voulu… ».
Hostilité, domination/excès de contrôle et pseudo élan amoureux : les 3 profils d’agresseurs
Tout son travail, Joanna Smith l’a tout particulièrement consacré à mesurer les différentes motivations de ces agressions, de ces agresseurs dont elle identifie trois grands groupes. Une motivation du type de l’hostilité ; une motivation du type de la domination/du contrôle absolu ; une motivation du type d’un pseudo-sentiment amoureux. La psychothérapeute nous apprend à mieux discerner les différents profils d’agresseurs d’enfants, afin que, en fonction de chaque profil, on puisse plus facilement discerner les dangers, devancer ainsi le pire et protéger les enfants :
Les violences sexuelles motivées par l’hostilité
On a souvent tendance à penser que l’agression est une pulsion qui ne pourrait pas se restreindre, et les agresseurs sont souvent les premiers à mettre cet argument en avant, alors que la réalité est tout autre : « La motivation n’est pas nécessairement sexuelle. La violence sexuelle, que ce soit sur les mineurs ou sur les adultes, peut d’abord être une façon de faire du mal à l’autre, de détruire l’autre, de se venger, de défouler son agressivité. Ça veut donc dire que dans ‘violence sexuelle’, il y a d’abord la violence de détruire l’autre. »
Les violences sexuelles motivées par la domination et le contrôle de la victime
Là ce qu’on observe, c’est qu’il y a bien d’autres mesures de domination et de contrôle dans la relation que la violence sexuelle. Des comportements de domination et de contrôle qui sont souvent visibles par l’extérieur, là où la violence sexuelle est souvent cachée, et qu’il est possible de prévenir avec des agissements et des signes avant-coureurs : « C’est là qu’on va pouvoir faire plus attention aux comportements à risque, car si on repère un comportement très contrôlant, très obsessionnel, voire autoritaire, très tyrannique, mais qui manque de façon de dominer, il faut s’inquiéter. Il serait judicieux d’intervenir en prévention parce que même si cette personne n’est probablement pas un agresseur potentiel, le plus souvent, une personne extrêmement possessive et contrôlante, ça n’est jamais positif pour l’enfant. Ce sont toutes les conditions réunies pour présenter un risque à l’enfant qui apprend tout sauf à se protéger et infusant l’idée que cet enfant ne s’appartient pas.
Une logique de pouvoir abusive dans laquelle s’inscrivent toutes les distorsions cognitives de pensée que l’agresseur va mettre en place pour faire croire à la victime et à l’entourage que si agression il y a, c’est forcément la faute de la victime. Ce sont typiquement des façons de penser qui visent à ne pas percevoir la gravité des faits, les conséquences sur la victime et sa propre responsabilité. Par le déni, l’agresseur s’empêche de se reconnaître comme coupable et favorise les récidives. Troisième motivation, le pseudo-élan amoureux. »
Le pseudo élan amoureux
Pour la troisième motivation, la motivation sexuelle est bien présente. Un certain nombre d’études ont mesuré l’attirance sexuelle des personnes qui ont commis des violences sexuelles et ont mis en évidence que dans ce groupe-là, l’attirance sexuelle envers l’enfant est plus importante, alors que dans les deux autres groupes, l’hostilité ou la domination, ils ne sont pas plus attirés par les enfants sexuellement qu’un individu lambda : « Dans ce groupe-là, on a des gens qui sont beaucoup plus fixés sur l’enfant, qui cultivent une congruence émotionnelle avec l’enfant et qui vont se raconter une histoire d’amour, mettre en place toutes sortes de distorsions pour ne pas voir les signes négatifs de refus de l’enfant, sachant que c’est extrêmement difficile pour un enfant de refuser quelque chose à un adulte qui le manipule. C’est aussi une façon de surinterpréter les signes d’affection de l’enfant qui est souvent en manque d’affection, qui est fragile, qui va être plus facilement approché par ces agresseurs qui savent que l’enfant est vulnérable aux marques d’attention, à l’écoute, au temps qu’on lui consacre, et va avoir d’autant plus de mal à dire non. Cette difficulté à dire non va être surinterprétée par l’agresseur comme un accord. »
Quant aux risques de récidive
En prenant les trois types de motivation pris en charge en obligations de soins, la psychothérapeute révèle quels sont ceux qui vont le plus facilement reconnaître et ceux qui vont le moins facilement récidiver, car les trois profils n’ont pas le même risque de récidive : « Ceux qui commettent les violences sexuelles motivées par la domination sont souvent des pères ou des beaux-pères incestueux, dans un rôle parental qu’ils exercent avec de la coercition, du contrôle, mais ils ne sont pas attirés sexuellement par les enfants et, en dehors de ce rôle parental, ils sont finalement assez peu à risque de passer à l’acte sexuellement sur un enfant. Le nombre de risque de victimes potentielles est beaucoup plus restreint. Donc, toute proportion gardée, ils sont moins à risque de récidiver, mais peuvent passer à l’acte sous d’autres formes de la violence, de domination.
En revanche, ceux qui sont attirés sexuellement par l’enfant ont un risque de récidive beaucoup plus élevé, particulièrement s’ils sont attirés par des garçons, parce que souvent, quand ils sont attirés par les garçons, ils sont attirés essentiellement par les garçons, voire que par les garçons et n’ont pas beaucoup de perspectives de développer une vie amoureuse avec un adulte. Il faut donc les prendre en thérapie de groupe pour qu’ils puissent se rencontrer, se confronter les uns les autres pour mieux cheminer intérieurement, apprendre à mieux se connaître, à connaître leurs situations à risque, leurs propres motivations. »
Les conseils pour prévenir le pire
La psychothérapeute énumère les quelques conseils primordiaux qu’elle estime essentiels pour mieux protéger les enfants face au risque d’agression, et ainsi mieux repérer les risques par rapport aux trois types de motivations susmentionnées pour agir avant qu’un éventuel drame n’advienne. Rester vigilant bien au-delà du risque de la violence sexuelle, et fonctionner en entonnoir des risques pour prévenir le pire.
Par rapport au profil de l’hostilité, le fait d’être rémoin d’un simple signe d’hostilité, d’humliliation à l’égard de l’enfant présente une zone à risque : « On peut intervenir vraiment très tranquillement, sans faire de procès d’intention, ne serait-ce qu’en étant témoin d’un acte d’humiliation ou de violence qui peut paraître anodin au départ, car cet agissement au départ doit alerter puisque toute violence, tout mouvement d’irritation envers un enfant est condamnable. Ce geste peut par la suite devenir autre chose et préfigurer un potentiel risque d’agression.
Profil de domination et contrôle. C’est souvent le tyran domestique parano qui veut tout contrôler, qui a l’impression que le monde étranger lui est hostile, souvent réduit à l’alcoolisme : « Il ne faut pas être trop naïf et éviter de confier son enfant à un parent qui a des problèmes d’alcool même indépendamment des risques de violences sexuelles, car ils peuvent glisser vers ce risque-là. C’est encore une fois violence primaire face à laquelle les parents doivent intervenir afin d’alerter le potentiel agresseur, qui va se sentir moins autorisé, sachant que 99 % des violences sont commises sans violence avec la manipulation, l’intimidation, la contrainte, des modes opératoires qui peuvent paraitre anondins à première vue, qui mettent du temps à se mettre en place et contre lesquels il faut intervenir au plus tôt. Si on est vigilant on pourra éviter les risques. »
Quant au troisième type, motivé par le pseudo sentiment amoureux avec l’enfant, toujours sans créer la psychose de ne pas confier son enfant à un tiers, la question qu’il faut inciter aux parents à se poser, c’est l’idée que la plupart des violences sexuelles ont lieu quand un adulte est seul avec un enfant : « Il faut se demander si un adulte a des occasions d’être seul avec avec un enfant, quelles sont les clauses pour une colo ou pour un voyage scolaire en ce qui concerne la nudité, le passage aux toilettes, à la douche, les vestiaires collectifs. Ce qui permet, quand ces préalables ne sont pas faits et qu’on voit un de ses collègues dans un coin isolé avec un enfant, de ne pas hésiter d’intervenir. »
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